Le ciel antérieur : construction mentale politiquement correcte ou temps zéro du processus d’élaboration de l’être ?


Yin Yang : trait mutant (hexagramme 35)Les trigrammes sont des figures composées de trois traits de polarité Yin ou Yang. Ils sont au nombre de huit, correspondant aux huit « forces » à l’œuvre dans la nature. Force est ici à prendre au sens de mouvement énergétique ; les unités sémantiques du modèle systémique chinois, que notre esprit occidental a tendance à figer en figures immuables, signifient en réalité des mouvements, des passages ; cela est valable pour les cinq éléments, pour les hexagrammes, pour les trigrammes (cf. « Dix mille transformations : un mouvement »). Le terme même de trigramme (comme celui d’hexagramme) n’a aucune origine chinoise : il s’agit d’un néologisme inventé par les premiers traducteurs du Yi King il  y a moins de trois cents ans (cf. Le Discours de la tortue, Cyrille Javary, éd. Albin Michel, 2003,  p. 342). Le terme chinois pour désigner ces figures est pakoua et parfois koua, soit le même terme qui sert à désigner les figures à six traits que nous nommons hexagrammes.

Les trigrammes sont souvent représentés en cercle. Cette représentation est familière à un vaste public parce qu’elle est largement utilisée pour communiquer sur toutes les « chinoiseries », en particulier le Feng Shui et les arts martiaux, quelquefois avec un romantisme orientalisant approximatif  complété à l’occasion d’un petit supplément d’erreur (tel qu’une orientation incorrecte des « poissons » dans la représentation du Taijitu, ce symbole du Yin Yang dont l’origine est aussi controversée mais qui du point de vue énergétique prend un sens  justifiant qu’on le représente « à l’endroit », cf. dessin au centre du cercle des trigrammes dans l’ordre du ciel postérieur ci-dessous, figure de droite).   Il y a en réalité deux dispositions « traditionnelles », deux façons d’organiser les pakouas sur ce qu’on appelle aussi la roue des trigrammes, présentées sur la figure ci-dessous.

Représentation des trigrammes en cercle dans l'ordre dit du ciel antérieur et dans l'ordre dit du ciel postérieur

L’ordre dit du ciel antérieur est attribué au mythique Fu Xi, celui dit du ciel postérieur au roi Wen, ou « roi Écriture », à qui est attribuée aussi la création de la plus grande part des hexagrammes, dont il aurait élaboré les textes au cours des dix ans de sa captivité. La distinction qui est faite entre « ciel antérieur » et « ciel postérieur » est arbitraire dans ces représentations, car ces dénominations ont été décidées par le réformateur Zhu Xi (1130-1200), lettré de la période des Song, pour des raisons essentiellement politiques (cf. Le Discours de la tortue, Cyrille Javary, chapitre 13 p. 323 et suivantes, chapitre 21 p.516 et suivantes) ; en réalité, la représentation des trigrammes dans l’ordre dit du ciel postérieur semble préexister historiquement à celle dite du ciel antérieur.

Anamorphose à miroir (Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Anamorphose)Dans la « logique » chinoise que nous cherchons à pénétrer, la forme est supposée être  toujours en adéquation avec le fond. Cela nous incite à reconsidérer le concept de représentation tel qu’il a été développé en Occident depuis la Renaissance jusqu’à devenir un paradigme que l’avènement du virtuel, « manifesté » si l’on peut dire par les technologies numériques et les réseaux mondiaux, remet en question depuis quelques décennies à peine, dans un contexte d’accélération temporelle (le rapport entre virtuel, réel et réalité, ainsi que la déconstruction de la représentation du monde par les technologies contemporaines posent des questions intéressantes et peuvent mener à des points de vue vertigineux quand on les rapproche des notions d’espaces-temps, d’imbrication quantique et d’organisation fractale ou hologrammique du modèle systémique décrit par le Yi King). Plus simplement, imaginons que la représentation, ici, ne diffère pas fondamentalement de la présentation : la manière de présenter les choses est susceptible de modifier radicalement leur signification propre ; c’est précisément la relation entre intérieur et extérieur qui est en jeu (enjeu), ce qui n’est pas sans rappeler la qualité de présence recherchée dans les arts internes comme le Taï Chi ou le Qi Gong (cela est difficile à expliquer en quelques mots à qui n’en a pas fait l’expérience par lui-même). Ainsi, sans chercher à fouiller dans les arcanes de l’histoire chinoise (Cyrille Javary l’a fait pour nous, cf. notamment Le Discours de la tortue), intéressons-nous aux conséquences ou plutôt aux implications (puisqu’il s’agit de simultanéité et non de succession chronologique) de ces deux organisations des trigrammes, du point de vue énergétique et psycho-énergétique.

Interface entre le ciel antérieur et le plan de la manifestation - Schéma d'après celui de Jacques Pialoux dans son livre "Le Diamant chauve"L’existence de deux schémas pose question quant aux extractions qui ont été faites en ce qui concerne l’énergétique et la psycho-énergétique. Le système décrit le processus de l’incarnation par un passage du non manifesté, représenté par le ciel antérieur (ou la notion de ciel antérieur) au manifesté, représenté par le ciel postérieur (ou la notion de ciel postérieur). J’ai participé pendant environ deux ans à un groupe de recherche qui étudie l’énergétique humaine en la rapprochant de la psycho-énergétique chinoise. La grille de lecture ouvre des perspectives intéressantes pour envisager le monde et comprendre la nature humaine. Je m’interroge toutefois sur quelques « incohérences » du point de vue de ma compréhension autant que de mon intuition (donc mon propos est à prendre comme un questionnement, même pas comme une hypothèse), du modèle proposé et me suis interrogée (je m’interroge toujours) sur le raisonnement ayant présidé à son élaboration. La plus grande part de cette extraction provient du travail de Jacques Pialoux, exposé dans Le Diamant chauve (1993 pour la première édition ; édition d’une version complétée en septembre 2009, éditeur Fondation Cornelius Celsus), travail complété par celui de son fils, Marc Xavier Pialoux, auteur d’un ouvrage intitulé Le Yi King thérapeutique : occuper l’espace, abolir le temps (références exactes : voir Bibliographie).

Bande de Moebius (Source : http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/178209)Mon interrogation première, issue d’une immersion régulière dans le Yi King, portait sur les correspondances entre les trigrammes et les Merveilleux Vaisseaux, c’est-à-dire les « super-méridiens » du système d’acupuncture (et les fonctions psycho-énergétiques associées) ; en ce qui concerne certains trigrammes, cette correspondance reste de mon point de vue arbitraire (j’insiste sur le fait que le ressenti que j’en ai est plus important que mon érudition en la matière et que je ne prétends aucunement remettre en cause ce qui a été énoncé par les auteurs, dont j’ai une connaissance et une compréhension trop partielles à ce jour pour m’en permettre une critique un tant soit peu objective). C’était comme s’il y avait pour moi un trou dans le système, une faille dans un ensemble cohérent, qui mettrait en péril le sens du « programme » dans son entier. Une précision importante : l’ensemble du référentiel ne semble fonctionner que sur la base de l’ordre du ciel antérieur, ce qui paraît cohérent par rapport à une vision tripartite de l’homme (corps – âme – esprit) et à la loi de subordination de la matière à l’esprit ; si on veut soigner ou agir au-delà du symptôme, il faut remonter à la source du désordre, avant sa manifestation, en quelque sorte (avec toutes les questions que cela pose par rapport au temps : antériorité ou simultanéité ?) et par rapport à notre capacité réelle de nous relier à ce qui par nature est caché (pouvons-nous avoir accès consciemment à notre propre ciel antérieur, c’est-à-dire à la manière dont les énergies fondamentales sont organisées en nous pour créer spécifiquement ce que nous sommes ? et à celui d’un autre ?). Le rapprochement entre ce ciel antérieur et celui qui est supposé être décrit dans la disposition des trigrammes attribuée à Fu Xi laisse par ailleurs perplexe quant à ce qui correspondrait aux attributions respectives de chacun des deux ciels (postérieur et antérieur) ; en effet, selon Cyrille Javary, « à Fu Xi [ordre du ciel antérieur – Ndlr], personnage symbolique, sera attribué tout ce qui est théorique et donc dans l’esprit chinois relativement secondaire, à Wen Wang [ordre du ciel postérieur – Ndlr], personnage de chair, sera attribué tout ce qui relève du pratique, du réel, de l’efficace » (op. cit., p. 345). La psycho-énergétique, pour n’être pas une science exacte (encore que cela pourrait faire débat) ou « dure », est-elle alors considérée comme abstraite ? Qu’en est-il du processus de création et de recréation de l’homme, dans la vision tripartite du référentiel ? En fin de compte, on retrouve ici une question qui rejoint celle de la présentation et de la représentation : qu’est-ce qui est réel ? qu’est-ce qui est abstrait ? Ces deux termes « réel » et « abstrait » forment-ils dans ce contexte un « vrai » couple Yin Yang (cf. introduction du Yi King de Thomas Cleary pour la notion de vrai ou faux Yin Yang, voir Bibliographie pour les références exactes), ou bien faut-il les considérer comme situés de chaque côté d’une frontière – laquelle ? Paradoxe inconfortable qui consiste à supposer une limite, donc une séparation, là où il est question de refaire en soi l’unité, puisque ce projet est bien inscrit en filigrane dans l’intention silencieuse de celui qui « s’intéresse » au ciel antérieur.

M’interrogeant sur ces questions, et résolue à ne pas attendre d’avoir procédé à une lecture systématique du Diamant chauve pour tenter d’affiner mon questionnement, non seulement en raison de sa complexité mais aussi parce que l’étude et la (tentative de mise en) pratique de l’énergétique vont pour moi de pair avec une décision d’apprivoiser le mental et de trouver d’autres chemins de connaissance et de compréhension que l’analyse intellectuelle ; et puis la lecture, la compréhension et l’intégration éventuelle d’un ouvrage aussi riche prend un certain temps, or je préfère ne pas différer ma réflexion, sachant que de toute façon il y aura toujours un nouveau livre à lire, un nouveau savoir à acquérir, qui pourrait éclairer le propos – l’intégrité serait bien illusoire, qui mènerait à la procrastination par ambition d’avoir fait le tour de la question ; je tentai d’observer ou plutôt de sentir par quelle « logique », même formelle, par quel mouvement il était possible de passer de la figure de  l’ordre du ciel antérieur à celle de l’ordre du ciel postérieur. Ici la question de l’adéquation de la forme au fond prend tout son sens, ainsi que la question du paradigme de la présentation / représentation évoqué plus haut ; car, étudiant les possibles articulations entre les deux représentations, je cherchais en réalité à comprendre le processus de passage du ciel antérieur au ciel postérieur, c’est-à-dire, en énergétique, le processus de la manifestation… Mon questionnement est essentiellement philosophique et je ne perds pas de vue que les ouvrages de Jacques et Marc X. Pialoux, pour enrichissants qu’ils soient, concernent plus spécifiquement des questions d’ordre thérapeutique qui dépassent le champ de mon expérimentation. Mon approche philosophique, littéraire, artistique et même énergétique peut supporter des approximations momentanées que la pratique de celui qui est supposé soigner ne pourrait évidemment tolérer.

Les soixante quatre hexagrammes du Yi King, une fois en cercle, une fois en carréLa méthode a porté ses fruits par le passé ; mon travail de graphiste, mes recherches artistiques et mon expérience pédagogique se nourrissent de ce qui est pour moi un postulat en toute matière : la forme est en résonance avec le fond, qu’elle révèle tout en contribuant à le faire exister. C’est pour moi en accord avec la loi de potentialisation / actualisation exprimée par la pulsation universelle Yin Yang, et en rapport, en deçà d’une lecture énergétique des phénomènes, avec un niveau vibratoire de la réalité du monde, que je pressens pour le moment plus que je ne le perçois. Mon aisance à manipuler les formes et les idées dans un sens et dans l’autre, pour lire et écrire du sens, m’a dès l’origine aidée à entrer dans le Yi King, que j’ai abordé d’abord par la version de Wilhelm (voir Bibliographie pour les références exactes) comme une matière poétique qui parlait davantage à l’inconscient (ou au subconscient) qu’à l’intellect. Or dans la situation que je cherchais à analyser au travers des deux cercles des trigrammes, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond – c’est bien le comble, et au niveau de la forme et au niveau du fond, pour quelque chose qui est supposé nous parler du ciel (traditionnellement représenté par le cercle dans les représentations symboliques chinoises, la terre étant représentée par le carré).

Le Yi King thérapeutique de Marc X. Pialoux est épuisé et il n’est plus édité. J’ai eu la chance d’en trouver un exemplaire d’occasion au moment où je m’interrogeais sur ces questions. Entre les pages de ce livre était glissée une fiche bristol avec des schémas manuscrits, probablement tracés en guise d’aides-mémoire par le précédent propriétaire de l’ouvrage (je l’en remercie). Ces schémas, d’après les annotations sommaires, s’intéressent aux circulations entre les trigrammes, considérées du point de vue des quatre énergies de base. Ce n’est pas ici le sujet mais je l’évoque parce que les formes géométriques ainsi superposées aux cercles des pakouas m’ont fait entrevoir intuitivement un mouvement par lequel il était possible de passer, sinon d’un ciel à l’autre (antérieur < > postérieur), du moins d’un plan à l’autre (non manifesté < > manifestation), processus décrit dans la figure du « diamant » par Jacques Pialoux (cf. dessin de la double pyramide plus haut). Yin Yang : transformer le mouvement à deux dans la poussée des mains du taï chi (tui shou)Abandonnant toute tentative de compréhension intellectuelle et m’en remettant à nouveau à l’intuition et à la pénétration de la forme, il m’apparut dès lors évident qu’il ne s’agissait pas d’aller d’un point A à un point B, mais d’un mouvement d’aller et de retour(nement), ou plutôt de va-et-vient, ou plutôt… de Yin Yang : ni début vraiment ni fin réelle, comme la transformation d’un mouvement à deux dans le Taï Chi. Le chemin le plus court (ou le plus efficace) n’est pas toujours la ligne droite ; il y a une multitude de chemins ; quant à l’objectif, n’est-ce pas le chemin lui-même ? On retrouve ici les grandes questions classiques de la philosophie en général et de celle du Tao en particulier. Mais envisager le lien entre le ciel antérieur et le ciel postérieur comme un mouvement d’alternance et de simultanéité comparable au principe Yin Yang n’est pas tout à fait satisfaisant dans la mesure où ces aller-retours successifs supposent une polarisation qui est à l’œuvre au cœur du vivant mais n’est pas censée concerner le plan du non manifesté (c’est-à-dire le ciel antérieur). Aussi profondément que l’on puisse aller dans le Yin, c’est toujours (et encore plus intensément) du Yin – donc du Yin Yang, donc de la dualité ; donc du manifesté ?

Mon questionnement aujourd’hui, résumé dans le titre de cet article, serait le suivant : dans quelle mesure peut-on s’appuyer sur les représentations organisées (circulaires ou autres) des trigrammes pour étudier le processus de création et de recréation de l’être au travers du passage entre le ciel antérieur et le ciel postérieur ? Celui qui fréquente le Yi King sait la puissance des paradoxes. Le fait que l’ordre dit du ciel antérieur soit historiquement ultérieur à l’ordre dit du ciel postérieur pose la question de la pertinence du modèle mais ne suffit pas à l’invalider. La longue histoire de l’élaboration du matériau même du Yi King est riche de ces paradoxes, hasards de la vie qui ont permis de rendre le présent plus fécond. Des pans entiers des déploiements sémantiques du Livre des Transformations se sont construits sur la base d’une décision arbitraire, voire d’une erreur. Le Yi King donne toujours une réponse que celui qui l’interroge est capable de comprendre ; on dirait qu’il se prête de même avec bienveillance et humour à toutes les extrapolations, puisque tous les chemins semblent bien malgré tout mener quelque part. Il convient de se méfier toutefois des extractions trop formelles ou personnelles ; je pense notamment à Taï Chi Chuan et Yi King de Da Liu, qui se vend fort cher puisque épuisé lui aussi, et qui propose un rapprochement formel assez superficiel (et pour tout dire décevant) entre le Classique des Mutations et l’art unique du mouvement parfait…

Traces, ombres, reflets (il est passé par ici, nous repasserons par là)Je me suis toujours demandé comment on pouvait supposer représenter l’ordre du ciel antérieur alors qu’il est, par nature ou par essence, plus encore que le ciel postérieur, caché, invisible – et n’est-il pas nécessaire qu’il en soit ainsi, ne serait-ce que parce que l’observateur fait cesser l’expérience ? Comment peut-on proposer une image du ciel antérieur au moyen de traits Yin et Yang alors qu’il est supposé se trouver avant la manifestation, donc hors de la dualité que la polarisation Yin Yang manifeste ? Et par-delà les questions de représentation, dans quelle mesure sommes-nous autorisés à aller « fouiller » dans les structures invisibles qui sous-tendent le monde, prétendant les comprendre ? non seulement au niveau énergétique mais, a fortiori, au niveau vibratoire ? Si, dans un projet philosophique ou spirituel personnel, il est important de prendre conscience de ce que l’on est afin par exemple de « rendre la terre capable du ciel », pour reprendre les termes de Sri Aurobindo ; si nos actions conscientes individuelles peuvent contribuer à ce que je nommerai prudemment un processus d’affinement du moi collectif (que de termes qu’il conviendrait de définir pour s’entendre ! mais je préfère ne pas chercher à définir trop précisément des notions qui de toute façon sont très personnelles et à ce titre difficilement partageables, surtout dans l’espace d’un écran d’ordinateur ou d’une feuille de papier, et puis ce n’est pas mon propos) ; jusqu’où est-il favorable que le processus soit conscientisé, et la vie n’a-t-elle pas besoin de garder une part de son mystère pour pouvoir accomplir son œuvre, certes par nous, mais aussi au travers de nous ?