Observer la peur


« Pouvez-vous observer la peur sans rien en conclure, sans qu’interviennent les connaissances que vous avez accumulées à son sujet ? Si vous ne le pouvez pas, c’est que vous observez le passé, non la peur ; si vous le pouvez, c’est que vous observez la peur pour la première fois, sans qu’intervienne le passé. Cela ne peut se produire que lorsque la pensée est très silencieuse, de même que l’on ne peut écouter un interlocuteur que lorsqu’on ne bavarde pas intérieurement, poursuivant un dialogue avec soi-même au sujet d’inquiétudes et de problèmes personnels.

De la même façon, pouvez-vous regarder votre peur sans vouloir la résoudre au moyen de son opposé, le courage ? La regarder vraiment sans essayer de vous en libérer ? Lorsqu’on dit : « Je dois la dominer, je dois m’en débarrasser, je dois la comprendre », c’est qu’on cherche à la fuir.

Nous pouvons observer d’un esprit assez tranquille un nuage, un arbre ou le courant d’une rivière, qui n’ont, pour nous, que peu d’importance, mais nous observer nous-mêmes est bien plus difficile, car nos exigences sont d’un ordre pratique, et nos réactions sont si immédiates ! Lorsque nous nous trouvons directement en contact avec la peur, ou le désespoir, ou la solitude, ou la jalousie, ou avec tout autre état d’esprit haïssable, pouvons-nous le regarder assez complètement pour que nos esprits se calment et nous permettent de voir ?

Pouvons-nous percevoir la peur elle-même dans sa totalité, et non ses différents aspects, non les sujets de notre peur ? Si nous considérons ceux-ci en détail, en les abordant un à un, nous ne parviendrons jamais au cœur de la question, qui consiste à apprendre à vivre avec la peur.

Pour vivre avec une chose vivante telle que la peur, Il faut avoir l’esprit et le cœur extraordinairement subtils, n’ayant rien conclu à son sujet, et qui peuvent, par conséquent, suivre tous les mouvements de la peur. Si, alors, vous l’observez et vivez avec elle – ce qui ne prendrait pas toute une journée, car en une minute, en une seconde on peut percevoir toute sa nature – si vous vivez avec elle, vous vous demandez inévitablement quelle est l’entité qui vit avec la peur. Qui est celui qui l’observe, qui épie tous les mouvements de ses différentes formes, tout en étant conscient de ce qu’elle est en essence ? L’observateur est-il une entité morte, un être statique, ayant acquis de nombreuses informations et connaissances à son propre sujet ? Est-ce bien cette chose inanimée qui observe la peur et qui vit en son mouvement ? L’observateur n’est-il rien que du passé ou est-il une chose vivante ? Que répondez-vous à cela ? Ce n’est pas à moi que vous devez répondre, mais à vous-mêmes. Êtes-vous, vous l’observateur, une entité morte essayant d’observer une chose vivante, ou un être vivant, qui observe une vie en mouvement ? Remarquez que dans l’observateur ces deux états existent. Il est le censeur qui refuse la peur. L’observateur est la somme de toutes ses expériences de la peur ; il est donc séparé de cette chose qu’il appelle peur, de sorte que se produit un espace entre lui et elle. Soit qu’il cherche à l’affronter pour la subjuguer, soit qu’il la fuie, il en résulte toujours une bataille, qui est une telle perte d’énergie !

En l’observant vous apprendrez que l’observateur n’est qu’un paquet d’idées et de mémoires sans validité ni substance, cependant que la peur étant un fait actuel vous ne pourrez jamais la comprendre au moyen d’une abstraction. Et, en vérité l’observateur qui dit « j’ai peur » est-il autre chose que cette peur qu’il observe ? La peur, c’est lui. Lorsque cela est compris, on ne dissipe plus tant d’énergie pour s’en débarrasser et la distance entre elle et l’observateur disparaît. Lorsque vous voyez que vous êtes une partie intégrante de la peur, que vous êtes elle en vérité, vous ne pouvez plus rien faire à ce sujet, et la peur parvient à sa fin ultime. »

Jiddu KRISHNAMURTI, Se libérer du connu, éd. Le Livre de Poche, 2004 (édition originale : 1969), pp. 46/-48


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